Je suis le chat qu’Alice

Jacinto Lucas Pires (traduction de Sylvie Morel-Joly).

Je suis le chat qu’Alice a chez elle, dans un panier à pommes, sans pommes. Un faux chat, donc, mais je respire pour de vrai. Et ce que je viens ici vous dire, chers auditeurs, c’est que, miaou, ma maîtresse en a déjà vu bien plus que vous tous. Une vie de tant de voyages que je m’emmêle à la raconter. Des vaches paresseuses au Cercle polaire arctique, l’heure de pointe dans la jungle mozambicaine, des civilisations très anciennes dans quelques mètres carrés à Alverca. Ma maîtresse a beaucoup voyagé, oui, mais c’est aussi une femme. Et comme elle le dit elle-même, « Dieu a fait l’homme et il s’est reposé, il a fait la femme et ne s’est plus jamais reposé ». À l’instant même où je voulais dormir, elle allume la télévision, de sorte que je vous hurle ces mots, chers auditeurs, pour voir aussi si je parviens à passer au travers de tant de publicités, de tant de bruit, de tant de, pardonnez-moi, de caca. Oui, de caca. Je respire pour de vrai et je produis également des ronflements de qualité, mais je ne fais pas caca. C’est comme ça. En plus de dormir, j’aime venir à ce foyer de São Cristovão, qui est un endroit très ancien à l’extérieur et vraiment très nouveau dedans. Une enclave ouverte, une maison de maisons, un labyrinthe jusqu’au bleu. Quand toutes les femmes dorment, je joue par-ci par-là comme un jouet que je suis. (Je dis “les femmes” mais sans penser à mal. Comme nous le dit Maria Aldina, « Ah ne m’appelez pas “Dona” ni “Madame”, “la Dame” c’est celle qui est au ciel ! ») Sur l’armoire que l’on appelle ici « la chapelle », je fais semblant d’être un oiseau des montagnes du Marvão de Maria José survolant auteurs et profondeurs, de toute cette nostalgie de pierre. Je fais semblant d’être un lion du Mozambique escaladant les pyramides mayas qu’Alice a photographiées des yeux. Je fais semblant d’être un humain traversant les Indes de la mémoire de Cécilia et, en un instant, comme si je changeais de fuseau horaire, je passe du portugais de Goa à l’anglais du reste du monde, « gérondivemently », « etcétéra et what ». D’autres fois je m’installe sur la marquise de l’infirmerie et je joue à la maladie des noms. Lourdes est très fière de s’appeler Lourdes avec « o-u », Delfina a toujours été Delfina parce qu’il n’y a pas de diminutif pour ce genre de prénom, et Francisca n’aimait pas du tout, quand elle était petite qu’on l’appelle Chica, mais moi, miaou, je n’ai même pas de nom, je n’ai pas de nom et j’aimerais tellement. Quel nom pourrait-on me donner, chers auditeurs, mes chers amis ? Pourquoi pas Fellini, qu’en pensez-vous ? C’est que parfois la nuit, sur la terrasse qui domine Lisbonne, parmi les étoiles et les planètes, mais en plus grand encore, je vois un piano fermé. Est-ce que c’est grave ? Maria do Carmo explique qu’elle est très sourde et qu’un de ces jours, elle va devoir porter un appareil. Maria Aldina dit que, depuis qu’on l’a opérée de la cataracte, elle voit tout en couleur vive mais avec des stries. Moi, je vois un piano sans queue, brun et avec des tâches. Je jure que c’est vrai. Je suis un faux chat mais je ne mens pas. Un piano fermé dans un ciel ouvert qui joue des airs qui me ressemblent.